Un grand souverain
Parmi les sultans alaouites, le plus célèbre au Maroc et en Europe fut sans doute Moulay Ismaïl, qui succéda à son demi-frère Moulay Rachid, mort à 42 ans d'une chute de cheval. Exalté et dénigré d'abord par les voyageurs puis par les historiens, pieux et cruel, à la fois amoureux du faste et très avare, homme politique impulsif et lucide, il possédait sans aucun doute des capacités remarquables et réussit à donner des structures solides au pays. Ses qualités, la force et le courage, sont attestées par des témoignages contemporains, qui mentionnent son important harem et son grand nombre d'enfants, plus nombreux que les jours de l'année. Il dédia une grande partie de son énergie et de son temps à des expéditions militaires contre les tribus non soumises, les usurpateurs, les Chrétiens et les Turcs. Il créa une armée puissante, comprenant 80.000 hommes, dont la moitié à cheval, répartis dans des qsabi et fortins disséminés sur le territoire (il en fit construire environ quatre-vingt, surtout dans les réions rebelles ou le long des axes de communication), qui assuraient l'ordre et le prélèvement des impôts. Ils se composaient de trois éléments: les hommes fournis par les tribus, qui avaient le statut de guish, c'est-à-dire qu'elles recevaient des terres et des exonérations fiscales en échange de troupes ; les renégats, destinés aux tâches techniques (l'artillerie, le génie), ou médecins et chirurgiens militaires, mais aussi « chair à canons » car ils étaient envoyés à l'attaque en première ligne et exposés au feu ennemi. Le troisième groupe était un corps de « janissaires » noirs (Abid), en général esclaves ou descendants d'esclaves, liés à sa personne par un serment fait sur une copie du livre sacré de l'imam Al Bukhari, copie qu'ils devaient avoir toujours avec eux et dont ils tenaient leur nom : Abid Al Bukhari. Un de leurs devoirs était de se reproduire : leurs fils étaient enrôlés à l'âge de seize ans, après avoir reçu une instruction militaire et une formation de maçon. Quant aux filles, elles étaient également éduquées aux arts domestiques et à la musique pour les plus jolies. Elles étaient ensuite pourvues d'une dot et mariées aux jeunes militaires. Leur enfants connaissent le même sort.
Le sultan résolut les problèmes intérieurs posés par les tribus rebelles et par les prétendants au trône, et effectua plusieurs campagnes contre les Turcs d'Algérie, alliés de son neveu, pour défendre les tribus installées à l'est du pays, mais sans arriver à une solution, d'autant plus que la Sublime Porte ne reconnaissait pas son califat. Ses succès contre les Chrétiens furent plus importants, avec la libération de Mahdia, Tanger et Larache. Ses expéditions dans le sud, qui se conclurent par son mariage avec la fille de l'émir du Brakna, étendirent l'autorité du sultan jusqu'au Sénégal, qui fut la base d'incursions dans les régions voisines.
L’organisation du makhzen sous son califat garantit un système d'information capillaire, de contrôle et de répression, mais fut justement définie encore rudimentaire : son centre était fondé sur un conseil restreint qui était aux côtés du sultan et l'accompagnait dans ses déplacements, et une grande quantité de conseillers et de secrétaires. Le contrôle du territoire était assuré par l'armée mais aussi par un réseau de cadi sous l'autorité du Grand mufti. Les gouverneurs des grandes villes et des provinces maintenaient à la cour des agents chargés de rendre compte de leur gestion et de verser les impôts. Si le sultan jugeait qu'ils n'avaient pas versé la totalité de ce qu'ils devaient, ils risquaient une mort cruelle. Les gouverneurs des circonscriptions proches des frontières et différents agents à l'étranger formaient un réseau d'espions. Les revenus du souverain étaient constitués par les impôts normaux et les taxes, d'un montant de 10% de la valeur des marchandises qui transitaient dans les ports, ainsi que les « donations » des sujets. Il avait, de fait, le monopole du commerce avec l'Europe, exception faite du blé, des chevaux, des chameaux et du bétail, et tirait de grands profits de la piraterie, dans laquelle il investissait des sommes importantes. Les milliers d'esclaves chrétiens qui vivaient au Maroc, la plupart à Meknès où ils étaient employés dans les grands travaux du souverain, furent l'objet de négociations avec les puissances européennes. L'intransigeance de Moulay Ismaïl mena à la rupture des relations diplomatiques avec la France, avec laquelle les relations avaient été excellentes, et avec l'Espagne. L’Angleterre, quant à elle, obtint la libération de tous ses prisonniers. .
Il partagea avec Louis XIV, avec lequel il correspondait, la passion pour la construction de monuments. Il fit de Meknès sa capitale et la modela selon ses désirs et ses besoins. Il fit construire une ville nouvelle, ayant l'aspect d'une grande forteresse au-dessus de la kasbah mérinide et d'une partie de la médina. Il entoura l'habitat de 25 km de murs interrompus par de splendides portes, et le dota d'un énorme bassin pour l'eau et de silos gigantesques. Les écuries, à 23 nefs, pouvaient accueillir 12.000 chevaux. Le palais central avait une vingtaine de salles couvertes de coupoles, il était protégé par une triple enceinte et surveillé par 1.200 eunuques. Il possédait en outre deux grandes mosquées pourvues de jardins.
Le sultan voulut répartir le gouvernement des principales provinces entre ses fils, mais ce fut une erreur, à cause de leur conduite irresponsable qui causa la condamnation à mort de l'un d'eux et une malheureuse expédition contre la Régence d'Alger. Il mourut en 1728, sans voir désigné son successeur, laissant un pays certainement plus sûr, mais une population appauvrie par des impôts écrasants.